La question du réel est tout entière celle des lettres médiévales : de leur réalité matérielle et intellectuelle, de leur horizon de production et de réception, de leurs auteurs affichés ou anonymes, de leurs destinations. Mais qu’est-ce que le réel au Moyen Âge ?
Qu’il s’agisse de la matérialité de l’œuvre, de sa paternité, des commanditaires ou des destinataires qui en éclairent l’existence, des faits de langue qui la connotent, la localisent, la datent, l’inscrivent dans un continuum linguistique, des enjeux intellectuels, politiques ou religieux qui la subsument ou de la création poétique ou fictionnelle qui en font une réalité littéraire à la fois subsidiaire et autonome par rapport à l’horizon temporel dans laquelle elle s’écrit, la recherche est confrontée à l’éternel calibrage de la bonne distance critique. Si ce que l’on doit comprendre est déjà en partie compris dans le texte, il est alors indispensable pour l’herméneute de savoir reconnaître ce que l’intention des auteurs a voulu faire apparaître dans l’œuvre pour qu’elle soit ainsi comprise, de savoir identifier ce que s’y est glissé et qui constitue la partie résiduelle du cercle herméneutique que seuls le temps et la recherche peuvent révéler.
Or ces deux réels peuvent paraître antagonistes. Le premier, que Roland Barthes a baptisé « effet de réel », paraît signaler des processus esthétiques qui jouent sur les ressorts de l’illusion référentielle et de la suspension d’incrédulité. Le second, que Nancy Regalado_a appelé avec une formule heureuse « effet du réel », semble désigner les traces plus ou moins conscientes des relations biunivoques que le texte entretient avec la réalité extratextuelle. Ainsi posés l’un en face de l’autre, ces deux réels semblent recouvrir la presque totalité des lettres médiévales. Rares sont en effet les œuvres où l’auteur n’a pas essayé d’entraîner le lecteur vers un monde en trompe l’œil ; encore plus rares sont les textes qui ne révèlent pas des signes, du moins à nos yeux, de la réalité historique, linguistique ou intellectuelle dont ils sont à la fois le reflet et le creuset.
Or la notion de réel n’est évidemment pas la même au Moyen Âge et aujourd’hui ; elle est aussi très différente pour un auditeur de la matière de Bretagne ou des chansons de geste au xiie siècle ou pour un lecteur de Charles d’Orléans et de François Villon à la moitié du xve siècle.
Les lettres médiévales posent alors au philologue/herméneute une multitude de questions qui gravitent autour de ces deux réels et de leurs seuils. Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est pas pour un lecteur médiéval qui croit davantage aux merveilles et aux miracles qu’à la réalité qui l’entoure ? En lisant le Roman d’Eneas, dont l’auteur ne revendique pas la source réelle, le lecteur médiéval reconnaît-il dans ce silence une volonté de dissimuler l’effet du réel, une sorte de refus de l’effet de réel ou un effet du réel poétique ? Et que pense_ ce même lecteur devant ce que nous appelons le topos du livre source qu’il rencontre dans la plupart des romans arthuriens ? Effet de réel ou effet du réel, ou les deux, selon que l’on se situe du côté de l’auteur ou d’un lecteur pas toujours suffisant ? Que perçoit_ au juste ce lecteur de l’effet du réel ? Les enjeux historiques, idéologiques, dynastiques qui traversent presque toutes les lettres médiévales et qui en expliquent en partie les raisons et les enjeux, sont-ils compris comme des effets du réel par des lecteurs qui seraient en dehors du cercle des commanditaires ou destinataires ? L’effet de réel du lecteur médiéval est-il le même que croit reconnaître aujourd’hui l’herméneute en quête d’illusion référentielle ? Et, a contrario, comment se façonne pour un auteur médiéval et pour son propre lecteur la perception du réel ? Robert de Clari décrivant Constantinople reflète-t-il ce qu’il voit, ou témoignet-il de la diffusion de la matière d’Antiquité dans son milieu culturel ? Y a-t-il une langue pour les effets de réel et une langue propre à l’effet du réel ? Ces deux effets sont-ils l’un et l’autre liés plus spécifiquement à des genres, à des motifs, à des matières, à des auteurs ? L’illusion référentielle opère-t-elle de la même manière dans un poème en vers ou dans un récit en prose ? Comment la réalité psychologique et la réalité historique peuvent-elles modifier les confins entre ces deux réels jusqu’à parfois les confondre ? Et, encore, comment la réalité plurielle du texte médiéval s’articule-t-elle avec ces deux réels si intimément liés à la subjectivité littéraire ?
Il ne s’agit là que de quelques-unes parmi les interrogations que pose la question du réel, sous toutes ses formes, dans les textes médiévaux. Ces questions seront abordées lors des deux journées de communications et dans les deux conférences du samedi, ouvertes au grand public : au réel de la ville. Le colloque sera structuré en quatre séances qui recouvrent les principales questions ici évoquées et qui correspondent à autant d’approches du sujet : épistémologique, historique, linguistique et esthétique.